Entre source de curiosité et voie spirituelle méconnue, le tantrisme intrigue. Pour Stéphane, engagé dans cette voie depuis vingt ans, les nombreux bienfaits de la pratique du Tantra se répercutent jusque dans sa vie intime.
Légèrement à contre-jour dans son salon baigné de lumière, Stéphane est confortablement assis. A ses côtés - sur le canapé comme dans la vie - se trouve Claudine, lunettes sur la tête et petite fiole colorée autour du cou. Stéphane tient son téléphone portable à bout de bras pour que sa compagne et lui entrent tous deux dans l’étroit cadre de l’écran. L’image manque de stabilité mais le regard, lui, est aussi fixe que franc. “Le tantra, je peux vous en parler pendant des semaines”, souffle-t-il dès le début de l’appel vidéo.
Le tantra ? Une spiritualité vieille de plusieurs millénaires déployée en Occident par le gourou indien Osho, et aujourd'hui associée dans l'imaginaire collectif occidental à une sexualité bien particulière. Stéphane et Claudine font partie de ses adeptes. Et si leur connexion Internet est parfois capricieuse à Rullac-Saint-Cirq, petit hameau aveyronnais comptant “11 habitants, 600 brebis et 50 vaches”, leur lieu de résidence a un atout de poids pour la pratique du tantrisme : il est “propice au ressourcement”. Facile, donc, d’imaginer à la fois la nature luxuriante se déployer derrière les larges fenêtres et les sessions de méditation matinale du couple.
A 55 ans, Stéphane Naudin est un homme épanoui. Barbe grisonnante bien taillée, petite boucle d’oreille et lunettes rivées sur le nez, il dégage une profonde sérénité acquise au fil du temps et des épreuves que la vie a mises en travers de son chemin. “J’ai souffert de paralysie pendant cinq ans”, confie-t-il. Impuissant face à un corps qui ne lui répondait plus, il s'est alors plongé dans la lecture d’ouvrages de “développement personnel” -”les guillemets sont très importants”, précise-t-il – jusqu'à découvrir un jour le tantrisme.
Le tantrisme, une “boîte à outils”
Tout droit venue d’Inde, cette spiritualité émanant du bouddhisme et de l'hindouisme prône l’ouverture aux autres et à soi. “C’est un ensemble de méthodes qui vont accélérer l’accès à la libération. Il s’agit de se libérer de l’existence conditionnée dans laquelle on vit, ce sont des moyens d’émancipation de toutes les illusions de l’existence”, expose Philippe Cornu, ethnologue et tibétologue enseignant à l’Université de Louvain.
Un message qui a fait écho chez Stéphane durant cette période charnière de sa vie. “Le tantra, c’est trouver sa vérité profonde : on doit se mettre à nu de l’intérieur pour aller chercher ce qu’il y a vraiment au fond de nous”. Et Claudine, de compléter : “C’est un chemin vers soi. Le tantra ce n’est pas faire, c’est être”.
Être, c’est aussi vivre en pleine conscience, à chaque instant. “Le premier protocole de la journée est au moment où nous nous disons bonjour. Nous prenons le temps de le faire”, signalent-ils. Même une fleur en train de faner devient alors pour Stéphane un objet de contemplation infini. A la différence de la religion bouddhiste, le tantrisme n’est pas dogmatique et ne dicte aucun code de conduite. “C’est une boîte à outils”, décrit Stéphane avant de poursuivre : “On utilise ces outils au fur et à mesure de sa vie en fonction de sa progression personnelle”.
Changement de vie
Après des mois d’introspection et de questionnements existentiels, Stéphane décide d’enfin écouter ses envies profondes : “Quand mon corps a refonctionné, j’ai tout changé”, souffle-t-il. Exit son travail dans un laboratoire pharmaceutique, il part en Suisse pendant un an pour se former aux massages bien-être. En 2008, il crée Éveil & Sens, un centre de formation aux massages et au Tantra. Il compte aujourd’hui quatorze années d’expérience de praticien en massages tantrique, bien-être et ayurvédique à son actif.
Fin 2018, il franchit un palier supplémentaire dans sa nouvelle vie. Il crée son domaine dans l’Aveyron, petit coin de paradis au milieu d’un écrin de nature : un véritable “lieu de vie”, comme il aime à l’appeler. Il y organise stages thématiques et formations et propose également des séjours en gîte. C’est aussi ici que son histoire d’amour avec Claudine se tisse, après une première rencontre lors de stages de “développement personnel”. “C’était une évidence, nos chemins étaient faits pour se rejoindre”, glisse cette ancienne psychopédagogue avec un sourire.
"Une sexualité tantrique, c’est de 3 à 6 heures"
Le tantrisme, en tant que philosophie de vie, rayonne aussi jusque dans l’intimité du couple. Et s’il y a bien une chose que Stéphane abhorre, c’est le rapport à la sexualité qui prévaut aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines, basé sur le culte de la performance et de l’hyperconsommation : “On est dans une société obsédée par le sexe. On vit une sexualité coupable, dans le seul but productif d’une jouissance”, s’exclame-t-il avant de s’emporter : “Notre société, c’est du YouPorn !” À une sexualité traditionnelle qu’il juge “bestiale”, guidée par des pulsions ayant besoin d’être assouvies dans l’immédiateté, il oppose une sexualité “sacrée”.
Le sexe tantrique, c’est l’apologie de la lenteur, de la pleine conscience, de l’instant présent. “On rentre en connexion avec l’autre, on prend le temps de se déshabiller, de se parler, de se toucher, de se sentir, d’exprimer ce que l’on veut”, décrit le formateur en massages. Un nouveau rapport au temps et à soi qui permet de réinventer sa conception du plaisir.
“L’orgasme, c’est quelque chose qui peut s’obtenir différemment de la voie sexuelle”, avance Stéphane, conscient que son affirmation a de quoi surprendre. Il précise, pédagogue : “Cette énergie sexuelle qui descend vers nos organes génitaux, on va essayer de la faire remonter au cerveau pour ensuite la faire circuler dans tout le corps.” Un exercice périlleux qui demande de la patience. Beaucoup de patience. “Un acte sexuel épanouissant dans la société actuelle, ça va de 10 à 15 minutes en moyenne. Une sexualité tantrique, c’est de 3 à 6 heures.”, livre-t-il non sans malice. “C’est une autre dimension”, commente Claudine en riant, “c’est hors-temps !”
L’importation en Occident, “du bricolage spirituel”
Aujourd’hui, en Occident, le tantrisme s’est vu réduit - injustement - à cette seule frange qu’est la sexualité. “Les pratiques qui vont utiliser la sexualité ne représentent en réalité que 5% du Tantra”, avance Philippe Cornu. Une infime part donc, qui focalise pourtant toutes les attentions. L’ethnologue insiste également sur un autre point : le sexe tantrique est loin d’être accessible à tous·tes. “Ce n’est pas proposé à des débutant ·es mais à des gens qui ont fait, je dirais, au minimum deux retraites spirituelles de trois ans. Cela ne s’apprend pas en un stage !”
Claudine et Stéphane, quant à eux, se disent “très agacé·es” par ce détournement de la philosophie tantrique. Stéphane y voit une explication possible, d’ordre historique. En Occident, le tantra se développe d’abord en Californie dans les années 1970, à une époque marquée par la révolution sexuelle. “C’est resté sur ce côté sulfureux”, déplore-t-il. Pour Phillipe Cornu, la raison est à chercher ailleurs. “En Occident, on est toujours très pressé·es d’apprendre les pratiques sans essayer de comprendre leur origine”, regrette l’ethnologue, qui n’hésite pas à parler de “bricolage spirituel”.
En revanche, pour Stéphane et Claudine, on est bien loin du bricolage : le tantra infuse tous les secteurs de leur vie, jusque dans l'intime. Et à la question de savoir si un retour à une sexualité traditionnelle était une possibilité, la réponse du couple est sans appel : “Ce n’est même pas imaginable !”, clament-ils en chœur. Donner du temps au temps, et si c’était ça finalement, le secret d’une vie apaisée ?