En touchant à l’intégrité physique et psychique des victimes, les violences sexuelles peuvent aussi perturber leur rapport à l’intimité. Se réapproprier son corps et sa sexualité devient alors une nécessité, pour celles et ceux qui en ont été dépossédé·es.
TW : cet article mentionne des violences sexuelles, physiques et psychologiques
“Je suis devenue très pudique et mal à l’aise vis-à-vis des hommes, je ne supportais pas qu’on me touche”. Anna* avait quatre ans lorsqu’elle a été agressée sexuellement pour la première fois. C’était dans la maison familiale, par un ami de son grand frère. “Quand j’étais petite je croyais que j’avais fait une bêtise, puis j’ai compris que quelque chose de grave s’était passé”, confie l’étudiante de 23 ans à la silhouette dissimulée derrière des vêtements amples. Pendant de longues années, ce traumatisme a affecté son rapport aux autres et à son propre corps : “Je menais un combat contre moi-même”.
Il y a d’abord eu les séquelles visibles : “J’avais beaucoup de TOC (troubles obsessionnels compulsifs), comme me gratter la peau et arracher tout ce qui n’était pas lisse.” Au collège, Anna se réfugie dans la nourriture, avant de souffrir d’anorexie au lycée. “A travers cette obsession du poids, j’essayais de gommer tout attributs de femme chez moi, pour ne pas attirer le regard des hommes et ne pas avoir de relations intimes.”
Des conséquences au quotidien
Ces troubles du comportement alimentaire (TCA) se retrouvent chez de nombreuses victimes de violences sexuelles, notamment infantiles. “Leur cerveau a besoin de se rassurer sur sa capacité à garder le contrôle sur un élément de leur vie”, analyse Pierre Dubol, psychologue clinicien spécialisé en sexualité. “Sur le plan psychologique, les victimes peuvent développer des troubles anxieux et dépressifs, avoir une basse estime d'elles-mêmes et parfois avoir du mal à parler ou à entendre parler de sexualité”.
En 2018, l’IFOP révélait que pour 63% des femmes victimes, les violences sexuelles ont eu des effets sur leur sexualité (voir graphique). Si les troubles sexuels ne sont pas toujours liés au fait d’avoir vécu des violences sexuelles, certains sont fréquemment rapportés par les personnes concerné·es : vaginisme, infections urinaires à répétitions, mycoses vaginales… “Le corps somatise, explique Pierre Dubol. il peut aussi y avoir des troubles du désir, des angoisses liées à la performance sexuelle et plus globalement, des difficultés à se réapproprier son corps”.
"Ma première relation intime a été violente"
Après avoir été réduites au statut d’objet par leurs agresseurs, les victimes de violences sexuelles peuvent éprouver des difficultés à s'affirmer comme sujet de leur sexualité. Un phénomène qui peut se traduire par des épisodes de "dissociation" durant les moments d'intimité. "Lors de l'agression, le cerveau peut se figer sur un élément ou totalement pour essayer de survivre à l'évènement. Mais ce mécanisme n'est pas viable sur le long terme", détaille le psychologue Pierre Dubol.
“Ma première relation intime a été violente parce que j’avais un blocage. Je me laissais faire en étant inerte comme un objet, raconte Anna à propos de la relation avec son premier petit-ami, de dix ans son aîné. J’avais l’impression de reprendre la place que j’avais quand j’étais petite fille”.
Un soir, elle n’a pas envie d’avoir un rapport sexuel : “J’ai essayé de l’exprimer en disant non. Comme souvent, mon ex-copain a refusé de m’adresser la parole et il m’a dit que c’était compliqué d’être avec quelqu’un comme moi. Alors, je l’ai laissé faire et je pleurais pendant le rapport. A la fin il m’a dit : “J’ai l’impression de t’avoir violée maintenant”. Pourtant, c’est moi qui me suis confondue en excuses”. C'est en parlant avec une amie qu’Anna réalise que son consentement n’est pas respecté dans cette relation. “J’ai compris que c’était intolérable”, souffle la jeune femme, qui n'envisage pas de porter plainte contre son ancien compagnon.
"Le corps a associé sexualité avec agression"
Être confrontée aux violences sexuelles d’un proche, c’est aussi ce qu’a vécu Karine pendant plusieurs années. Selon les chiffres du Ministère de l’Intérieur, dans 91% des cas de viol et de tentative de viol sur des femmes majeures, l’agresseur est connu par la victime (voir graphique). En 2008, Karine décide de briser le tabou familial en envoyant une lettre à ses proches, dont son père, où elle décrit l’inceste qu’il lui a fait subir. “Je n’ai pas choisi d’aller en justice car il y avait prescription. Je me suis débrouillée avec les lois universelles de la vie”, avance celle qui est désormais mère de quatre enfants. “Le viol amène le poison le plus compliqué et long à dissoudre : celui de la honte et de la culpabilité”.
Si Karine se dégage de l’amnésie traumatique à 18 ans, elle éprouve aussi un malaise intense : “J’ai eu la sensation que mon corps m’avait trahi car j’avais ressenti du plaisir lié à l’excitation sexuelle [avec mon père], alors que je n’aurai pas dû”. Pendant les années qui suivent, Karine se cherche : “Ma vie n’avait aucun sens, je ne savais pas où aller, rien n’avait de goût”. Dans son intimité, l’impact des violences sexuelles s’est d’abord traduit par une “sexualité débridée”. Puis à 30 ans, le rapport au corps de cette femme aux yeux clairs et à la chevelure couleur neige change : “je me suis tournée vers la stratégie ‘saint-nitouche’, comme une fuite vers une spiritualité désincarnée”. Avant de détailler : “Sur le plan physique et sexuel c’est très compliqué car le corps a associé sexualité avec agression".
Karine décide ensuite de prendre ses distances pour se détacher de l’emprise paternelle : “couper les liens avec mes parents, c’était comme choisir d’être orpheline”. Elle entame alors un long parcours de guérison : “ J’ai eu le temps de prendre soin des espaces blessés en moi. Quand j’ai senti que c’était suffisamment solide, j’ai choisi d’appeler mes parents”. Elle réalise qu’elle ne pourra pas changer son géniteur, lui-même violé durant son enfance. Alors qu’il est gravement malade, Karine se rend au chevet de son père. A sa mort c’est elle qui prononce son onction de bénédiction : “Quand il a quitté son corps j’ai senti qu’il quittait aussi mon bassin”.
Se réapproprier sa propre sexualité
Pour se reconstruire, Karine et Anna ont entamé des démarches thérapeutiques. En France, 28% des victimes de viol ou tentative de viol déclarent aussi avoir consulté un·e professionnel·le de la santé mentale (voir graphique). C’est d’abord des cauchemars récurrents et des paralysies du sommeil qui poussent Anna à aller voir une psychanalyste. En parallèle de sa thérapie; elle redécouvre aussi progressivement la sexualité : “ Lire des témoignages et me documenter par exemple à travers des comptes Instagram, m’a aidé à me réemparer de ma sexualité”.
Anna comprend qu’elle n’est pas seule : “J’ai réalisé que d’autres personnes avaient vécu la même chose que moi et que le sexe devait être quelque chose où on s’amuse et où on prend du plaisir”. Alors il y a deux ans et demi, la jeune femme décide de quitter son ex-copain. Pour elle, il s’agit de “la seule solution pour se libérer ” : “Après cette séparation, j'ai toujours réussi à exprimer mes limites et mes envies. Aujourd’hui je me sens libre et épanouie, je n’ai pas peur et je n’ai pas honte.”
Tout en rappelant l’importance d’un accompagnement individuel par un·e professionnel·le, le psychologue Pierre Dubol partage ses recommandations pour renouer avec une sexualité plus épanouie. Sur Instagram, il publie ses conseils sur le compte SexoPsycho, suivi par plus de 40 000 personnes. “L’auto-sexualité, l’exploration de son propre corps, permet de se réapproprier son intime”. Il s’agit aussi de réinventer ses pratiques sexuelles, pour qu'elles soient davantage en lien avec ses besoins et ses envies : “Si on se sent mal à l’aise par rapport à la pénétration, on peut par exemple essayer la co-masturbation, c’est-à-dire se masturber côte à côte”.
"Se faire aider permet de sortir du déni"
Afin de se détacher des injonctions sociales et familiales en matière de sexualité, tout en mettant à distance la culpabilité, il peut être nécessaire de se réinformer : “Regarder des contenus informatifs plus funs et décomplexés, permet d’aborder la sexualité à travers un lexique différent : ce n’est plus celui de la violence, mais celui du plaisir, du partage et du consentement”, explique Pierre Dubol.
“Se faire aider permet de sortir du déni et d’utiliser les bons mots pour qualifier les actes de violences”, confirme Karine, qui a elle-même suivi plusieurs thérapies au cours de sa vie. “Les mots sont comme des clefs que l’on met dans des serrures, ils permettent d’ouvrir de nouveaux espaces de confiance”. Depuis 2004, celle qui se présente comme une “facilitatrice de conscience” accompagne d’autres personnes, essentiellement des femmes, durant leur parcours de résilience. Son thème de prédilection : la sexualité.
Karine est ainsi à l’origine d’un essai intitulé La libération du plaisir féminin (éditions Sydney Laurent, 2021). Selon elle, guérir des violences sexuelles relève de l’alchimie : “changer le plomb en or”. Un message porteur d’espoir, que souhaite aussi transmettre le psychologue Pierre Dubol : “C’est important de ne jamais considérer que nous sommes cassé·es. Des solutions existent, il s'agit de trouver les bonnes”.
*Le prénom a été modifié